La théorie des besoins et la fabrique des discriminations

Cet article est la retranscription d’un texte initialement publié dans le numéro 21 de la revue N’Autre Ecole. Vous pouvez vous le procurer au format papier en librairie, ou directement sur le site de Questions de Classe

Par soucis de cohérence, nous avons choisi de vous le proposer dans son format original – sans lien additionnel et dans un découpage de paragraphe issu du format littéraire – et de fait par moment éloigné de la presse en ligne. N’hésitez pas à commander un tirage papier ou PDF de la revue pour faciliter votre lecture.

« Faut pas rêver, quand on vit à la marge, 
C’est toujours et encore, celle de la société
Il n’y a pas d’en dehors ni de lointain rivages
Aussi longues soit la chaîne t’es toujours attaché »
Les cohérent·es, S.GRAVAGNA, 2023

Jules Ferry fait adopter en 1882 la loi rendant obligatoire l’école primaire. Les écoles se remplissent et deux questions se posent: celle de la santé des masses d’un côté,  et celle de leur éducation de l’autre. 

Les hygiénistes reprochent à l’école « sinon de produire tout le mal, du moins de l’aggraver, ou d’empêcher de le soigner comme il faudrait » *. Le mouvement hygiéniste va répondre à la question de la santé par des prescriptions précises en architecture, psychologie, normes, programmes, salubrité, organisations sanitaires, etc. On demande à l’école de prévenir les maladies qu’elle peut propager ou aggraver (scolioses, myopies, troubles psychologiques…). L’enseignement de l’hygiène entre dans les programmes. Elle devient également le lieu de repérage des situations à risque ou des enfants menacé·es, faibles ou convalescent·es (que l’on enverra aux colonies de vacances)*. L’école définit et applique à chacun·e le régime qu’elle estime lui convenir. C’est elle qui décide « [du] régime de l’alimentation, du sommeil, de l’hydrothérapie, des soins de propreté »* et de la « nature et la mesure des exercices de gymnastique, des sports ou des jeux »*. En colonie de vacances, les enfants sont souvent pesé·es à l’arrivée et au départ pour mettre en valeur la prise de poids, interprétée comme un indicateur de l’amélioration de la santé.

Si l’hygiénisme répond à la question de la santé, celle de l’éducation est saisie par les pédagogies nouvelles qui doivent réfléchir à une autre méthode pour transmettre les savoirs. Le mouvement psychologique pour l’Education Nouvelle – en plein essor – plaide pour « une réforme profonde de l’enseignement se reposant sur une connaissance scientifique de l’enfant».** 

Cet essai est pour nous l’occasion de réfléchir à l’articulation entre l’arrivée de l’Education Nouvelle et ses implications contemporaines sur la fabrication de la marginalité.

L’émergence des pédagogies nouvelles

L’Éducation Nouvelle se développe, tissant des liens entre l’analyse cognitive du développement des jeunes et les méthodes pédagogiques y répondant. Les laboratoires dédiés à l’analyse du développement biologique de la psyché des jeunes fleurissent. Le corps du jeune est au cœur des préoccupations et des études. L’objectif sous-jacent est de définir une méthode optimale pour enseigner aux masses. BINET est l’un des premiers à proposer une “description des capacités des enfants selon leur âge”  (CHAPELLE – 2001) et développe une échelle métrique d’intelligence qui sera plus tard utilisée pour solidifier le concept de QI. 

Ce sont les théories de PIAGET (1896-1980) qui auront le plus d’impact sur les organisations pédagogiques. A l’origine biologiste, il conçoit l’intelligence comme une fonction qui permet à l’individu de s’adapter à son environnement. Il développe une méthode d’analyse clinique qui lui vaut la réputation de  psychologue (alors qu’il n’en n’a ni formation ni diplôme). La théorie de PIAGET repose sur la notion d’équilibration –  à laquelle il relie celles d’assimilation et d’accommodation : « Pour [lui], l’enfant, à travers l’action, assimile les événements qu’il rencontre aux structures de pensée qu’il possède (appelées schèmes). Mais lorsqu’il rencontre des situations qu’il ne peut assimiler, il se trouve en conflit cognitif. Celui-ci est source de progrès, car cela l’oblige à modifier ses schèmes, par accommodation. Il atteint alors un nouvel équilibre, provisoire, et construit son intelligence. ». C’est de là que vient l’idée d’un développement en escalier en fonction de l’âge**.

Éducation Nouvelle et Ecole

Dès 1912, l’institut Jean-Jacques Rousseau forme des maîtres·ses à la psychologie de l’enfant. Ses militant·es souhaitent une réforme profonde de l’enseignement qui doit reposer sur une connaissance scientifique de l’enfant, s’adapter à ses besoins et intérêts et favoriser l’apprentissage par l’expérience. Les enfants et adolescent·es deviennent objets d’études scientifiques. PIAGET travaille plusieurs années dans cet institut et sert d’ « inspirateur et [de] caution scientifique du mouvement »***. Il co-fonde en 1921 la Ligue Internationale pour l’Education Nouvelle. 

Sa théorie du développement par stade** est à l’origine des deux principes cardinaux de ce mouvement:

“d’une part, [l’adaptation des contenus et méthodes] aux caractéristiques propres de l’enfant, en fonction de son niveau réel de développement cognitif et, 
d’autre part,  la construction [de cursus] scolaires et des séquences pédagogiques sur le principe d’une progression du concret vers l’abstrait […]””***. 

La Ligue influence fortement les pédagogies de l’époque et conceptualise la Théorie des Besoins qui répond directement au besoin de gestion des masses. Elle s’appuie sur l’analyse biologique des groupes accueillis pour proposer des pratiques pédagogiques adaptées. 

D’abord expérimentée dans les colonies de vacances, la Théorie des Besoins est progressivement reprise à l’école. En 1947, le plan Langevin-Wallon amorce la réforme globale du système éducatif français en suivant les prescriptions du CNR***. LANGEVIN et WALLON y décrivent un système éducatif démocratique, dans un objectif assumé de compétition entre pays d’Occident. Tous deux communistes, ils sont évincés au bout de trois ans et leur plan est abandonné. 

Malgré tout, il servira de référence de travail jusqu’aux années 70 : L’après 68 marque un tournant dans les réflexions : le modèle transmissif et directionnel de l’école est remis en cause. On voit réapparaître l’idée de “placer l’apprenant – et non plus l’enseignant et les savoirs enseignés – au centre des pratiques éducatives » (BLAIS & AL, 2014). Remis en avant-scène, le travail de PIAGET s’impose dans l’Education Nationale.

Piaget aujourd’hui

La Théorie des Besoins est aujourd’hui encore très présente dans les pratiques éducatives, par exemple dans les cahiers « A propos du développement de l’enfant », publiés annuellement depuis 1952 par les CEMEA****. Dans le cahier n°249 d’automne 2008, est précisé  :

« […] garçons et filles ne se ressemblent pas; il serait donc faux de vouloir à tout prix les réunir dans des [activités] » ou encore « [Autre] caractéristique des 8-12 ans: ils aiment les jeux violents, en tout cas les garçons. »

Le système éducatif français et notre façon de concevoir l’éducation et la jeunesse sont construites à partir des idées de PIAGET. BOURGEOIS écrit dans Le développement de l’enfant : la contribution de Piaget au champ de l’éducation  : “[il] a exercé une influence tout à fait considérable sur les discours et les pratiques éducatives, non seulement de son vivant […] mais également au cours des décennies qui ont suivi son décès (1980), à la faveur de l’essor du cognitivisme qui a largement traversé le champ éducatif”***. 

 

Limites et critiques

Aujourd’hui, différentes avancées remettent en question la justesse et la pertinence de ce modèle. Par exemple, la Théorie des Besoins considère que le développement du cerveau atteint son point culminant au début de l’adolescence. Les recherches sur la pensée post-formelle et celles sur la pensée critique ont démontré qu’il n’en était rien. Il a été prouvé « [qu’]un même individu, quel que soit son âge, [peut] adopter des fonctionnements cognitifs relevant de stades de développement différents, selon les situations de la vie quotidienne rencontrées, en fonction […] de leur niveau de complexité et de familiarité”****.“L’individu ne peut donc pas être globalement identifié à un seul stade de développement cognitif qui structurerait entièrement son mode de penser et d’agir ”. Le mouvement socio-constructiviste met en lumière l’oubli de la dimension sociale, affective et émotionnelle, dans les études de PIAGET : le développement cognitif n’est pas un processus uniquement endogène, mais nécessite la prise en compte des interactions extérieures. 

Pourtant ce modèle – parfois enrichi de concepts plus récents – sous-tend encore toutes les réflexions et décisions éducatives. L’adulte s’y réfère pour établir la norme et organiser l’accueil.

La marge et ses conséquences

La construction de la norme

Une grande part des recherches en psychologie de l’enfant (dont celles de PIAGET) sont basées sur des profils de personnes blanches, valides et issues de pays dits “développés”. En 1904, A.BINET est chargé par le ministère de l’Instruction Publique « d’étudier les mesures à prendre pour assurer les bénéfices de l’instruction aux enfants normaux (CHAPELLE – 2001). Le terme “normal” est ici important. Il n’a jamais été question de proposer des prescriptions valables pour toustes les jeunes.

Prescrire pour et réfléchir à l’éducation des masses passent par la norme. Sans pour autant faire des reproches anachroniques à PIAGET, l’échantillon étudié n’est pas représentatif de l’intégralité des jeunes et les conclusions exprimées sont faussées.

La naissance des marges

Comme le souligne GOFFMAN, norme et discriminations sont intrinsèquement liées. Il définit le stigmate comme « un attribut social dévalorisant, corporel ou non, qui se définit dans le regard d’autrui. ». Être jeune est un stigmate : le jeune est associé à l’idée d’une personne « incomplète » ou « en développement ». Les contacts adultes/jeunes sont ce qu’il appelle « des contacts mixtes » : des situations où [des personnes porteuses de stigmates et celles qui ne le sont pas] se trouvent en présence les un[·e]s des autres “. Il montre que dans ces situations, les personnes qui ne portent pas ce stigmate – ici les adultes – sont autorisées à prescrire et émettre des recommandations relatives à ce que la personne devrait faire ou non.

La Théorie des Besoins justifie ces recommandations, et réduit l’individu·e à une place sur différents stades. Selon elle, il existe un ordre « naturel » au comportement des jeunes. Celleux en dehors de cette norme deviennent des cas particuliers.

Les prescriptions des adultes participent à la création de ce que GOFFMAN appelle une identité sociale imposée virtuelle : nous attendons des jeunes qu’iels se comportent conformément à la norme que la collectivité a établie. Tout écart à cette identité sociale virtuelle par le réel devient une seconde source de stigmate. Si la personne ne correspond pas à la norme, elle est susceptible d’être stigmatisée. C’est cet écart entre identité attendue et identité sociale réelle qui fait naître le stigmate. Créer la norme, c’est faire naître la marge. 

Le berceau des discriminations

Ce rôle d’évaluation et de prescription donné aux éducatrices et justifié scientifiquement fait naître plusieurs types de discriminations :

– les discriminations directes : par exemple 62% des français pensent, à tort, que l’obésité est avant tout due à une mauvaise alimentation et à un manque d’activité physique. L’adulte – pétri de ces préjugés – se sent légitime lorsqu’il régule l’alimentation d’un·e jeune qu’il juge en surpoids. 

– les discriminations indirectes et systémiques : en normalisant les rythmes de journée (sommeil, pauses, durée des sessions, temps calmes, temps sportifs…), l’adulte pense garantir le temps de repos recommandé par la science. Pourtant les journées vécues ne sont pas les mêmes d’un·e individu·e à l’autre. Par exemple, les temps de pause n’ont pas la même durée pour le·a jeune qui peut rapidement accéder à la cour et cellui qui doit attendre un ascenseur fermé à clef. La discrimination est alors structurelle.

On demande aux corps dont l’identité sociale réelle est trop éloignée de la norme de compenser leur stigmate en redoublant d’effort pour s’adapter à un cadre qui ne les inclut pas. Leur effort est d’autant plus important que cet écart à la norme l’est, ou que le nombre de stigmates se multiplie. 

Enjeux contemporain

Les jeunes porteur·euses d’un stigmate – dissimulable ou non – se retrouvent dans des situations d’alliances complex

  1. S’iel en appelle à l’intervention de l’adulte, iel renforce et valide par la même action la domination de l’adulte sur les jeunes. Iel utilise cette domination pour garantir l’efficacité de l’intervention, de sa protection, mais participe à diminuer sa possibilité d’émancipation face aux adultes. 

  2. S’iel s’associe au groupe des jeunes pour défendre ses droits face aux adultes, iel s’expose à des discriminations internes, à ce que son cas précis s’efface au profit du groupe jeune, à ce que ses besoins spécifiques ne soient pas pris en compte.

Les jeunes stigmatisé·es sont structurellement placé·es dans des rapports de dominations multiples. 

Lorsque le poids des discriminations, ou lorsque l’adaptation demandée est trop pesante, les jeunes en question se retrouvent fonctionnellement exclu·es – iels désertent les lieux d’accueils collectifs. Les éducateurices ne voient plus que les jeunes les plus proches de la norme et n’ont pas de raison de changer leurs méthodes pédagogiques. Ils renouvellent ainsi la définition de la norme. Comment visualiser la prévalence des corps porteurs de stigmates dans une société qui ne les voit jamais ? 

Les instances éducatives ont une approche des corps non seulement normalisée, mais normalisante. Elles maintiennent la norme et la reproduisent. Elles participent au maintien des stigmates et des discriminations. 

Les travaux de PIAGET ont instauré une norme mais ont permis de centrer la pédagogie sur l’enfant. Il est à présent temps de réfléchir à une éducation permettant de lutter contre les discriminations et de remettre la marge au centre de l’attention. Il est aujourd’hui temps de penser une pédagogie post-piagiste. 

“Pour comprendre la différence, ce n’est pas le différent qu’il s’agit de regarder mais bien l’ordinaire”
Stigmate, GOFFMAN

* CHABOT, 1907
** HAENGGELI-JENNI, 2020
*** BOURGEOIS, 2018
**** BRAINERD, 2003

Mélina Raveleau et Thibaut Wojtkowski 
Pour l’association Toustes en Colo

Un article rédigé en partenariat avec la revue N’Autre Ecole.

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